ouest
west

vendredi 29 août 2008

Jean-Philippe Convert / Marien


MARDI 22 JUILLET 2008

Je déteste mon passé et celui des autres. J'entrai ce matin avec cette phrase, écrite par moi ou un autre, peu importe, dans la bibliothèque royale afin de consulter leur collection de livres dont je suis l'auteur. Le système de classification du lieu opère une division des livres publiés entre l'avant et l'après 1975. J'ai d'abord choisi de ne consulter que ceux de l'après 75. cela suffira pour le moment quand son passé et celui des autres vous fatiguent tant que vous en venez à les confondre.

De mon vivant je n'ai jamais fêté un anniversaire, le mien ou un autre, sinon pour faire plaisir à une fille, ni même assisté à un enterrement. Je n'y étais d'aileurs pas au mien, en septembre 1993, je n'y étais pas parce que du temps de mon vivant j'ai toujours aspiré à n'être rien. La phrase gravée sur ma tombe en porte témoignage : Il n'y a aucun mérite à être quoi que ce soit. L'existence n'est pas classifiée comme des collections de bibliothèque, entre un avant et un après, par exemple 1993, entre la vie et la mort pour celui qui n'est rien. De mon existence, du début jusqu'à la fin, qui n'en est pas une, je peux dire que je suis toujours allé droit devant moi tout autour de la terre : il s'agit en effet du plus court chemin pour atteindre la lieu où je me trouve déjà. Je suis là où je suis né ; je n'ai pas voyagé, ce sont les circonstances et l'espace qui se déplaçaient quand je marchais. Je n'ai pas bougé d'un point. Ce point, mon oeuvre si vous préférez, est un lieu où j'ai tenté avec succès d'être fidèle à l'immobilité et au rien. Il y a beaucoup de mérite à être rien, à ne jamais oublier qu'entre mon visage et le nom qui lui fut donné – Marcel Marien – le lien ne relève que de l'occasionnel. Ainsi, à part une ou deux fois pour jouer contre l'ennui, ma maladie, je ne me suis jamais donné la peine de me donner un pseudonyme. Ne pas se reconnaître en l'identité donnée est déjà un grand travail. Le reste, ce que j'ai écrit ou dessiné, c'était comme je l'ai dit pour passer le temps. Il y a certes une grande part d'excitation pendant la réalisation mais après il y a peu de choses à retenir. Moi-même, après mon décès, j'ai eu la tentation de tout détruire si ne m'en avait empêché d'une part la peine de retrouver tout ce que j'avais produit pour le faire disparaître, d'autre part la certitude que de toute manière cela tomberait bien assez vite aux oubliettes pour qu'on se soucie de le préserver.

Ce en quoi il m'arriva d'avoir tord. En dépit de mon rejet de tout emploi autre que le mien dans le monde, de ma volonté de n'être rien que ce pour quoi j'étais né, ce que je fis, avant ma mort, n'a pas complètement été oublié après. Or qu'appelle t-on ce qui visait à n'être rien et qui subsiste dans le temps ? On appelle cela la postérité du rien. Or qu'est-ce que la postérité du rien ? La postérité du rien, c'est le passé qui ne passe pas. C'est toujours la même chose, tout est à recommencer. On écrit des textes, on dessine pour passer le temps, pour se désennuyer et voilà qu'après votre mort le temps se rappelle à vous sous sa forme la plus hideuse, la plus triste, le temps se rappelle à vous sous la forme du passé. On écrit ou dessine pour voler du temps au temps, pour être dans le futur quand on est dans le présent, pour oublier que l'on est né, que l'on ne peut échapper au passé, et tout cela pour, après votre mort, retrouver votre nom accroché aux cimaises d'un musée ou dans les collections d'une bibliothèque royale.

J'ai exposé pour la première fois, à 17 ans, à Londres, avec d'autres surréalistes. J'y ai montré un objet, L'introuvable, un titre trouvé par Magritte : mes lunettes, que je venais de casser, réduites à un seul verre et deux branches. Mais j'avais 47 ans quand j'ai fait ma première exposition personnelle. Entre temps, durant ces trentes années, j'ai beaucoup baisé j'ai voyagé j'ai participé à une guerre je fus emprisonné j'ai pratiqué la contrebande de cigarettes et de parfums j'ai écoulé sur la côte belge des faux billets de 100 francs ou dans les galeries des peintures de Matisse Picasso Ernst qui étaient, pour reprendre le mot de Magritte, comme de faux diamants que l'on achète sans le savoir : la satisfaction se trouvera être la même du fait que l'on y a mis le prix. Durant cette période, sans réfléchir, un jour, je me suis marié. J'ai également réalisé un film bientôt censuré, L'IMITATION DU CINEMA, ou écrit le mot EAU avec des allumettes ou peint en lettres blanches la phrase A n'ouvrir qu'en cas de décès sur une moule fermée. Bref, j'ai fait beaucoup de choses mais je n'ai pas exposé car je me suis aperçu, lors de ma première exposition, à 17 ans, à Londres, que ce qui m'intéressait le plus dans les expositions, c'est le décrochage. Ainsi, dans ma vie, si j'ai très peu exposé, par contre j'ai beaucoup décroché. En fait, je n'ai fait que ça : décrocher. Et si je me suis finalement résolu à faire quelques expositions, le but en était uniquement soit de rappeler soit de faire connaître au public combien, pour un artiste, la seul façon d'échapper au passé est de préférer dans les expositions les décrochages. Le problème est qu'après ma mort mes dessins mes objets n'ont pas tous été décrochés des cimaises, mes livres n'ont pas tous été retirés des bibliothèques. J'ai par contre la grande satisfaction de voir qu'aucun de mes ouvrages n'a été republié depuis ma mort. Je crains malheureusement que cela ne dure pas. En tous les cas, depuis mon décès, j'occupe mon temps dans les musées ou les collections privées à décrocher mes oeuvres ou parfois à les remplacer par des faux. J'entre également, comme aujourd'hui, à la bibliothèque royale ; je fais la chasse à mes livres.

Aujourd'hui donc, sous la cote 9b/2007/946, j'ai trouvé ce livre de moi intitulé Les belles images. A l'intérieur, il y avait glissé un dessin représentant un sablier avec, à l'intérieur, dans sa partie supérieure un oeuf, dans sa partie inférieure un coquetier. J'ai regardé à droite à gauche devant derrière, personne ne me surveilait : j'ai donc glissé ce dessin de moi dans une farde et suis sorti de la bibliothèque.

Je m'appelle Marcel Marien, j'occupe mon temps à décrocher ou à voler mes dessins et mes textes. Demain, je retournerai à la bibliothèque où je volerai cette fois une page de mon livre intitulé Les belles images. Jour après jour j'en ferai de même jusqu'à ce qu'il ne reste rien de ces belles images sinon une cote 9B/2007/946.